Poème d' Abdellatif Laâbi, L' espoir à l' arraché.

 

HYPOTHÈSE

 

J'aurais pu

vivre une autre vie

aux antipodes de celle que j'ai vécue

Naître

à une autre époque

la plus lointaine possible

Être enfanté

par un mammifère  autre qu'humain

aquatique par exemple

Sortir

d'une graine enfouie dans la terre

et pousser arbre

n'importe lequel

Être éjecté

par un volcan

me refroidir, me solidifier

Et devenir roche, quoi!

 

J'aurais pu

ne vivre

que les saisons ardentes de la vie

l'âge des mots premiers

des peines et des joies natives

Les mois brûlants, sauvages et raffinés

de l'amour fou

où l'on décroche la lune sans hésiter

où l'on se dit

que les mauvais jours finiront

à coup sûr le lendemain

 

J'aurais pu

partir

- avant qu'il ne soit trop tard-

beau, ténébreux

fleurant bon mes arômes naturels

superbement romantique

vif comme l'éclair

apte au service permanent

de l'impossible

 

J'aurais pu

me taire

me taire pour de bon

épargner à mes semblable

un tel lamento

M'armer du silence

de ceux qui ne connaissent de la mer

que les vagues ennemies

et le cimetière des fonds

Ceux qui dans la boue glaciale

se lavent le visage

avec le sang des barbelés

Ceux que tout accuse et condamne :

le nom, la couleur,

la langue, le pays

la fierté mal placée des hommes

la fécondité indécente des femmes

Ceux qui nous parlent éloquemment

par de simples gestes

ou des instantanés

pris à leur insu

morts ou vifs

 

J'aurais pu

ne pas être  là ce matin

à scruter la nuit

dans la clarté du jour

à confondre

ma petite tragédie

avec celle, incommensurable

du monde

à gratter, gratter du papier

au lieu de souffler, souffler

dans la trompe gigantesque de la colère

jusqu'à ce que mes poumons éclatent

 

J'aurais pu

me réfugier dans une grotte

en sceller l'entrée

M'y exercer

à la surdité

la cécité

l'insensibilité

En finir

avec le vacarme des images

et livrer ma mémoire

au grand réparateur

qu'est l'oubli

 

J'aurai  pu

n'exister

ni avant

ni après

N'être que latence

supposition

et du néant

particule improbable

à jamais immature

E finita la comedia!